En photo Publié le 8 septembre 2022
Questions de Droit : peut-on photographier n’importe quel bâtiment ?
Vous aimez photographier des paysages urbains, des compositions architecturales, des vieilles pierres – ou, tout simplement, au détour d’un cliché, un monument historique apparait dans le champ… Quelles sont alors les précautions juridiques à prendre avant de diffuser votre image ? Est-ce que le propriétaire ou le créateur de ce batiment sont en droit de s’opposer à l’exploitation de votre cliché ? Un point sur ce qu’il est possible – ou non ! – de faire…
La photographie fait toujours naître des questions juridiques inattendues – que, ou qui, peut-on photographier ? Dans quel cadre ? Comment exploiter le fruit de son travail ? Hortense Moisand, spécialisée dans le secteur artistique et culturel, nous guide dans les méandres de ces interrogations au travers d’une série d’entretiens mensuels, les Questions de Droit, chacun dédié à un sujet particulier.
Négatif + : Peut-on photographier librement les bâtiments, privés ou publics ?
Hortense Moisand : La liberté du photographe est grande, quels que soient les sujets représentés, et cela quel que soit le statut du photographe, qu’il soit auteur ou artisan. Il peut, et cela est tout à fait logique, faire des clichés de monuments architecturaux, historiques, de paysages urbains… Cette liberté a été réaffirmée il y a un an dans la Loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. Son article 1er semble limpide : « la création artistique est libre ». Mais cette liberté, comme toutes les libertés, n’est pas sans limite, elle ne peut s’exprimer qu’à condition de ne pas porter atteinte aux droits d’autrui. Dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui, la photo des bâtiments privés ou publics, la jurisprudence semble avoir enfin trouvé le point d’équilibre après plusieurs années de tâtonnements.
Négatif + : Mais alors existe-t-il ou non un fondement du droit, pour la personne propriétaire, de s’opposer à la prise de vues de son bien ?
Hortense Moisand : Si cette propriété est une œuvre architecturale, protégée par le droit d’auteur et non tombée dans le domaine public, la réponse est simple : comme pour toute œuvre, le propriétaire a la jouissance matérielle du bien, tandis que les droits intellectuels, ici de l’image, appartiennent à l’auteur. L’auteur peut être architecte, jardinier-paysagiste – comme par exemple Gilles Clément – ou sculpteur… L’auteur peut aussi avoir cédé ses droits au propriétaire dans le cadre d’un contrat de cession du droit d’exploitation de l’image de l’œuvre. Par exemple, l’architecte Jean Nouvel a cédé au Musée du Quai Branly les droits sur l’image du bâtiment pour que cette institution puisse en faire des prises de vues et les exploiter.
Pour les biens tombés dans le domaine public, de même que pour ceux qui ne l’ont jamais été, ce qui concerne une grande majorité des bâtiments, il n’y a pas ou plus de droits d’auteur (excepté le droit moral de ce dernier) attachés à l’image de l’édifice. C’est alors la question des droits du propriétaire sur son bien qui se pose.
Négatif + : Qu’en est-il justement de ce point ?
Hortense Moisand : La première jurisprudence importante sur ce sujet remonte à 1999, dans l’affaire dite du café Gondrée. Le propriétaire de ce café, premier bâtiment libéré par les alliés en 1944, s’opposait à l’exploitation commerciale de cartes postales représentant son établissement. La jurisprudence a alors considéré que « l’exploitation du bien sous la forme de photographies porte atteinte au droit de jouissance du propriétaire » et ce sans qu’il lui soit nécessaire de prouver un quelconque préjudice.
Ici, il faut rappeler quelques notions fondamentales qui définissent ce qu’est la propriété : le propriétaire d’un bien a sur ce dernier l’usus, l’abusus et le fructus. Il peut en user, en ‘abuser’ (il peut le détruire, si il en a l’envie), et récolter les fruits de son exploitation. Je parle ici des droits de propriété, je ne parle pas, bien entendu des droits d’auteur, qui, comme je le disais, limitent les droits du propriétaire – ils donnent ainsi à l’auteur de l’œuvre architecturale le droit de s’opposer, par exemple, à la destruction ou la modification de son œuvre, de son travail, donc de s’opposer à l’abusus.
Pour en revenir aux bâtiments qui ne sont pas protégés par le droit d’auteur, on a considéré dans un premier temps que prendre des photos de son bien faisait intrinsèquement partie du droit de propriété au titre du fructus. Cela voulait dire que seul le propriétaire pouvait décider des images faites de son bien et de leur exploitation éventuelle. Mais très vite cela a posé des problèmes : les guides touristiques, par exemple, auraient dû demander des droits ou des autorisations à tous les propriétaires des maisons que l’on voit dans leurs pages ! Il a donc fallu revenir à quelque chose de moins absolu. On a postulé que la prise de vue de la propriété par un tiers est possible à condition de ne pas causer un trouble anormal au propriétaire du bien.
Négatif + : Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?
Hortense Moisand : Le trouble anormal pourra être caractérisé par exemple lorsque le photographe exploite la notoriété du bien pour valoriser ses images (comme le Belem, dernier trois-mâts barque à coque acier d’Europe) ou fait un acte de concurrence déloyale (deux sociétés commercialisaient du vin et faisaient figurer sur leurs étiquettes le château, propriété de l’une d’entre elles). Cela peut aussi être un afflux indésirable de visiteurs, suite à la diffusion d’une photo d’une propriété particulière, qui dérange le propriétaire.
Il faudra dans tous les cas que ce dernier prouve son préjudice pour pouvoir engager la responsabilité du photographe ou du diffuseur de l’image.
Négatif + : Quand vous parlez de ces afflux de visiteurs, on touche à la notion de vie privée…
Hortense Moisand : Tout à fait, il faut être très attentif à ce sujet. Par exemple, il y a une grande différence entre prendre une photo de l’intérieur ou de l’extérieur d’un édifice. On considère qu’il n’y a pas besoin d’autorisation particulière pour une vue extérieure, à condition que le photographe ne rentre pas sur le domaine privé du propriétaire. A l’inverse, une photo de l’intérieur nécessitera par définition l’autorisation de l’habitant. Dans ce cas, ce n’est pas la qualité de propriétaire qui importe mais la vie privée de la personne, qu’elle soit ou non propriétaire du bien.
Pour simplifier, on peut dire que l’on peut photographier les bâtiments que l’on veut tant que l’on ne nuit pas à la vie privée des occupants, aux intérêts du propriétaire ou à l’exploitation des droits pour les auteurs éventuels d’une oeuvre architecturale…
Hortense Moisand : C’est cela. Est-ce que n’importe qui peut faire des photos de votre château pour en faire des cartes postales ? Eh bien non : la liberté de photographier et de diffuser l’image des biens d’autrui est effectivement la règle, sauf dans les cas où cela causerait un préjudice au propriétaire ou porterait atteinte à la vie privée d’autrui. Et sous réserve, bien entendu, de droits d’auteur éventuels. On en est arrivé à ce genre d’équilibre : on est dans un principe de liberté, tout en respectant les droits d’autrui. Il y a des hiérarchies de droit, malgré tout.
Hortense Moisand a été responsable juridique de prestigieuses institutions publiques (le Musée du Louve, le Musée du Quai Branly, le Palais de la Découverte) avant de réintégrer la profession d’avocate au barreau de Paris. C’est comme spécialiste du secteur artistique et culturel qu’elle intervient ici.